D’un socle à l’autre

) par Jean-Pierre Terrail

Inacceptables et de plus en plus mal supportées, les inégalités scolaires ne se laissent pas oublier. Chaque gouvernement, chaque nouveau ministre engagent à leur encontre une politique qui structure toute leur action concernant le système éducatif, et qui est censée résoudre le problème. Depuis dix ans, c’est l’objectif d’un bagage minimum, d’un « socle », qui fait office de cheval de bataille.

Pour en mesurer le sens et la portée, ce nouvel avatar de « la lutte contre l’échec scolaire » mérite d’être resitué dans l’histoire plus longue de « l’école unique » instituée entre 1959 (décret Berthoin) et 1975 (décret Haby), voire 1985 (création du bac pro), tant l’existence d’un taux d’échec scolaire prégnant et perdurant semble structurellement inhérente à cette organisation de notre système éducatif.

Le premier socle (2006) a été mis en cause pour sa conformité servile aux politiques libérales dominantes. Et aujourd’hui c’est surtout ce qui l’en différencie qui retient l’attention dans le projet de nouveau socle (2014). La comparaison n’est pas sans intérêt, mais comment s’orienter dans le débat qui s’est ouvert à ce propos sans prendre un peu de distance historique, et en s’attachant à tenir fermement ouverte la question principale : oui ou non, la visée d’un socle est-elle de nature à répondre à l’exigence sociale de démocratisation scolaire ?

La genèse du socle

À droite, une préoccupation logique

Ce n’est pas un hasard si ce sont des personnalités politiques de droite qui évoquent les premières l’objectif d’un acquis minimum au sortir de l’école. C’est en 1974, l’accès au collège s’étant généralisé, que Giscard d’Estaing s’interroge sur « le savoir minimal » qui devrait correspondre à l’obligation scolaire portée à 16 ans. Après René Haby en 1975, il y revient en 1976 en demandant la définition d’un « savoir commun » propre au collège « pour tous » [1].

Ces responsables ont en effet la charge d’un système éducatif qui, pour leurs prédécesseurs, n’a jamais été censé éliminer l’échec scolaire et garantir une véritable égalité dans l’accès aux savoirs développés de la culture écrite. Au contraire. Aux yeux du ministre Berthoin comme à ceux du général de Gaulle, et cela de façon très explicite, ouvrir le collège à tous est une chose, mais il n’est pas question pour autant de laisser « envahir le lycée par des dizaines de milliers de jeunes qui n’ont rien à y faire ». L’accès ouvert au collège est indissociable de la mise en place d’un dispositif d’évaluation, sélection, orientation, dont les initiateurs attendent, dès les débuts des années 1960, qu’il permette une gestion des scolarités adéquate pour l’essentiel aux préoccupations patronales : assurant une amélioration sensible des formations tout en garantissant le maintien de flux différenciés et d’un volant de sortants au niveau minimum de qualification.

Le besoin d’un tel volant se maintiendra dans les décennies suivantes du fait, « société de la connaissance » ou pas, du caractère capitaliste de la gestion du développement économique et technologique. Le communiqué de la réunion des ministres de l’éducation de l’OCDE rappelle par exemple en 2001 que « tout le monde ne fera pas partie de la nouvelle économie » et que « les petits boulots ont encore de l’avenir ». Il est logique dès lors que les instances internationales et les gouvernements nationaux se préoccupent de la formation initiale des « bas niveaux de qualification », dont on sait le contenu historiquement relatif. En France la définition de ces derniers en terme de « socle commun » sera d’abord le fait du « Livre blanc des collèges », rapport demandé par le ministre Bayrou à l’Inspection Générale en 1994. Et c’est l’UMP qui, sous la pression des organismes internationaux, et estimant que le rapport des forces le lui permet, conclura l’affaire en inscrivant le principe du socle commun dans la loi Fillon de 2005 et en précisant son contenu l’année suivante.

Le ralliement de la gauche socialiste

Si la visée du socle apparaît ainsi assez naturelle à droite, son émergence et sa maturation à gauche appellent un examen particulier. Pour ceux qui dans les années 1960 voyaient essentiellement dans l’école unique l’égalisation des chances dont elle se targuait, la définition d’un bagage minimum paraissait inévitablement porteuse d’une limitation a priori des parcours, et l’on ne pouvait que s’en défier. Ce n’est pas un hasard si c’est en 1984/85, avec l’affaire du rapport du Collège de France, que la gauche mitterandienne commence à reprendre à son compte la thématique du SMIC culturel. Elle a renoncé, avec « le tournant de la rigueur » de 1983, à transformer la société : pourquoi s’acharnerait-elle dès lors à démocratiser le système éducatif ?

Dix ans plus tard, et donc vingt ans après la mise en place du collège unique, le rapport Fauroux de 1994 vient donner du poids à l’idée que l’école de l’égalité des chances ne parviendra pas à éradiquer un volant important d’échec scolaire. Pour la gauche de gestion, le besoin grandit dès lors d’une politique qui prenne acte de sa persistance. La demande croissante de réussite scolaire dans la très grande majorité des familles interdit cependant d’abandonner purement et simplement l’étendard de l’égalité des chances. Si l’on veut valider de facto l’existence d’un volant de sorties sans qualification, il importe donc de lui donner un sens positif. L’adoption de la thématique du socle commun et de l’approche par compétences va s’imposer comme la solution à cette difficulté, et se substituera progressivement à l’impératif de la lutte contre les inégalités scolaires.

Après le ralliement de Bourdieu au milieu des années 1980 à l’exigence d’un « minimum culturel commun » [2], d’autres intellectuels à la réputation inégalement progressiste, mais dont certains ont pris vigoureusement position pour la démocratisation de l’école à tel ou tel moment, se sont émus du sort des jeunes en échec. Ainsi en 1989 du plaidoyer des sociologues Baudelot et Establet en faveur d’un « SMIC culturel » : la définition d’un « savoir minimum garanti » serait « comme une reconnaissance des droits des plus faibles dans un univers régi par la loi du plus fort », écrivent-ils alors. Dans un rapport de 1999 François Dubet souligne à son tour que « le collège doit mieux définir les savoirs et les compétences qu’il peut attendre de tous » ; et il n’aura de cesse par la suite de dénoncer une conception du collège qui le définit unilatéralement comme « antichambre du lycée ». Et dans les années 2000, l’historien Claude Lelièvre reprendra lui aussi cette thématique.

Ces chercheurs fournissent une justification éthique à l’idée d’un socle commun. Et c’est dans la même période charnière des années 1990 que les experts en pédagogie commencent de leur côté à se rallier à l’idée d’un bagage minimum constitué à la fois de savoirs et savoir faire de base, mais aussi de compétences existentielles. L’ouvrage de Philippe Perrenoud Construire des compétences dès l’école (1997) est emblématique de ce ralliement, et en donne à voir la logique. En posant très fortement, d’une part, que la question centrale d’une école démocratique est de ne pas laisser sortir les élèves en échec sans les « savoir agir » qui leur permettront de tirer malgré tout leur épingle du jeu de la vie adulte, l’auteur disqualifie l’objectif qui occupait jusqu’ici les esprits, celui de l’élimination de l’échec lui-même. Il invite à faire l’impasse, du même coup, sur une question qui aurait dû logiquement commencer alors à s’imposer : comment se fait-il qu’après vingt ans d’une rénovation pédagogique marquée au sceau du principe constructiviste, le taux d’échec scolaire n’ait pas bougé d’un iota ? Et sachant que la « formation des compétences » comporte inévitablement une grande part d’auto-formation (celle de la confrontation à des « situations-problèmes »), son plaidoyer pour que l’approche par compétences constitue le cœur de la pédagogie du socle présente un dernier avantage, non le moindre. Elle ne se contente pas de laver le constructivisme, tel qu’il avait été mobilisé jusque-là, de tout soupçon d’inefficacité, mais elle en remet le principe en selle et lui donne une nouvelle vigueur, sans examen critique des modalités de sa mise en œuvre passée.

À l’orée des années 2000, la gauche socialiste dispose ainsi, pour élaborer sa propre version du socle, d’atouts non négligeables : elle peut compter sur l’assentiment de chercheurs de renom et d’une large partie des milieux pédagogiques. C’est la Ligue de l’enseignement qui va se charger de l’entreprise, du lancement d’une réflexion nationale en 2000 sur « L’école que nous voulons » jusqu’à l’Appel de Bobigny en 2010 dont l’audience sera très large à gauche [3].

Publié en 2011, le programme scolaire du PS se nourrira de ce travail, en prenant en compte l’insuffisante efficacité des « apprentissages fondamentaux » que le débat public a mis en avant au cours des années précédentes, et en soulignant la nécessité de restaurer les moyens de l’enseignement élémentaire. Les solutions proposées à la « crise de l’école » ne se distinguent pas radicalement des objectifs promus jusque-là par la droite : le socle commun, l’autonomie des établissements, l’organisation générale du système en deux grandes parties : l’école du socle commun (continuité école-collège) d’une part, la poursuite d’études en voies différenciées (courtes ou longues sur le modèle actuel inchangé), en améliorant la continuité Lycée –Universités d’autre part…

Pour autant, avant et après l’arrivée du PS au pouvoir, celui-ci ne renonce pas à établir son hégémonie sur l’ensemble de la gauche : empruntant dès 2005 à la FSU la notion de « culture commune », supprimant toute mention du « socle commun » dans l’Appel de Bobigny pour obtenir la signature de la même FSU, identifiant volontiers une fois au ministère les notions de socle commun et de culture commune, au point de les fusionner dans la nouvelle appellation de « socle commun de compétences, de connaissances et de culture ». Terra nova, le think tank du PS, ira même jusqu’à réemployer la notion d’« école commune », promue jusque-là par le GRDS dans une perspective radicalement différente [4].

Du socle Fillon au projet de 2014

Les orientations du ministère Peillon (2012)

Le nouveau ministre reprend la promesse de postes pour l’enseignement élémentaire, mais dont le nombre va vite se révéler très insuffisant face au flux soutenu de la démographie scolaire. Annoncée elle aussi très tôt la réforme des rythmes scolaires va susciter des remous dont on se demande s’ils avaient été vraiment anticipés : elle a l’avantage en tout cas d’occuper le devant de la scène. Pendant ce temps le recrutement des enseignants est porté à bac + 5 et la création des ÉSPÉ est décrétée sans plus de débats sur l’essentiel, i. e. les contenus effectifs de la formation professionnelle des professeurs, que lors de la suppression des IUFM sous Sarkozy. Et on annonce une révision générale des contenus d’enseignement, en procédant à la mise en place d’un Conseil Supérieur des Programmes (CSP), chargé de consulter et de soumettre des propositions, et d’élaborer en particulier, dans ce cadre, un projet pour un nouveau socle commun.

Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture est annoncé par Vincent Peillon dès juin 2012 ; et un premier projet soumis à débat, le SNES et le SNEP ayant obtenu le principe d’une grande consultation, est publié deux ans après. Le socle Fillon, très marqué par les injonctions européennes, elles-mêmes inspirées par les organismes capitalistes internationaux, faisait l’objet d’une opposition politique portant tant sur le fait de le donner comme un diplôme terminal destiné à toute une partie des publics scolaires que sur un contenu par trop référé à la seule employabilité de ses détenteurs sur le marché du travail. D’ailleurs il était entré dans la loi plus que dans la réalité des pratiques, et sa supposée mise en œuvre induisait des difficultés – la contrainte des livrets personnels de compétence, le maintien d’un brevet des collèges qui n’avait plus beaucoup de sens, notamment – mal supportées par les enseignants concernés. D’emblée Peillon, très sensible à ces critiques, indiquait que le nouveau socle ne serait plus conçu comme une certification de fin de scolarité mais comme un objectif de fin d’école fondamentale concernant tous les élèves et donc complètement ouvert à la poursuite d’études ; et que son contenu serait repensé avec le souci de doter tous les jeunes d’une culture commune de base, là où il s’agissait d’améliorer l’employabilité des élèves en difficulté.

Lectures du projet du CSP

Les responsables du SE-UNSA se présentent volontiers comme des « militants historiques » du socle. Au lendemain de la publication par le CSP du projet de 2014, la réaction de Claire Krepper, la secrétaire nationale, par ailleurs membre de Terra nova, n’est pourtant pas de pleine satisfaction. Elle reproche à la droite de 2006 d’avoir « ajouté le socle nouveau aux programmes anciens », en laissant les enseignants « se débrouiller avec ces deux approches contradictoires ». La loi Peillon ouvrait l’occasion au contraire de tenir « la promesse démocratique du socle commun ». Or le projet du CSP reste… un projet, il ne décide rien et « renonce à décrire les acquis réels qu’on pourrait garantir à tous », alors que le SE a « élaboré des propositions claires et cohérentes » [5].

D’autres appréciations sont teintées d’un optimisme prudent. Gérard Aschiéri, ancien secrétaire national et actuel responsable de l’Institut de recherches de la FSU, se félicite de ce que le projet annonce la fin de la ségrégation entre deux catégories d’élèves (ceux qui sont voués au socle et ceux qui bénéficient des programmes normaux) au profit d’une rénovation d’ensemble des programmes, le socle ouvrant dès lors pour tous sur la poursuite d’études. Il apprécie également que l’acquisition des savoirs ne soit plus opposée à la formation des compétences, et que la mise en perspective des futurs contenus d’enseignement ne sacrifie ni à l’opposition des savoirs et des compétences, ni à la hiérarchisation des disciplines. Il souligne en même temps que rien n’est encore joué : la question de l’évaluation n’est pas réglée, et l’apport potentiel du projet est fragilisé par le maintien de la scolarité obligatoire à 16 ans.

Marine Roussillon, en charge des questions d’éducation au PCF, reste elle aussi très prudente, se félicitant de l’ouverture du débat sur les contenus, un enjeu profondément politique. Elle indique qu’à son sens « il s’agit non plus de définir un patrimoine à transmettre mais des pratiques de construction de la connaissance qui peuvent prendre pour support des objets et des disciplines divers » : on croit comprendre qu’il convient à son sens de privilégier la formation d’une capacité d’apprendre et d’un « rapport critique aux savoirs », plutôt que de chercher à établir une liste des savoirs à transmettre, surtout s’ils se centrent sur les fameux « fondamentaux », lire, écrire, compter [6].

Au sein du CSP

Les différences d’appréciation sont aussi le fait des membres du CSP. Denis Paget, membre du SNES, estime que le projet de nouveau socle présente des avantages non négligeables, qu’il s’agisse de la réunification des contenus d’enseignement et des flux d’élèves discriminés par le socle Fillon, ou du refus de hiérarchiser les disciplines, en articulant leur contribution dans une perspective qui clarifie les objectifs de formation. Il attire l’attention sur le risque cependant d’oublier que les connaissances sont construites par les disciplines et sur le risque aussi, ce dont le souci lui est plus familier, de ne pas faire assez pour l’intégration culturelle de toutes les catégories d’élèves. À l’instar de Gérard Aschiéri, il regrette le maintien à 16 ans de l’obligation scolaire : certes les contenus proposés pour l’école fondamentale sont nettement plus ambitieux que ceux du socle Fillon, mais précisément le risque existe d’être conduits à bourrer les programmes pour tout faire [7].

Postérieur à la publication du projet de nouveau socle, l’ouvrage récent de Roger-François Gauthier, lui aussi membre du CSP, manifeste un point de vue plus proche sans doute des intentions initiales de Vincent Peillon [8]. Loin d’être une étape pour tous vers la poursuite d’études, si le nouveau socle se différencie selon l’auteur de l’ancien par les contenus qu’il propose, il ne paraît guère avoir de fonction différente. Le problème auquel il répond est en effet toujours celui que formulait Thélot en 2004 d’un socle « accessible à tous les élèves » (p. 20), alors que « l’objectif de permettre à tous l’accès au savoir paraît aujourd’hui de plus en plus hors d’atteinte » (p. 40). Face à cette réalité qui a « quelque chose de tragique », il convient de faire en sorte que la scolarité obligatoire ne soit plus « pour tant d’enfants un lieu d’exclusion et d’échec » (p. 48), en définissant notamment les programmes du collège non plus en fonction d’une poursuite d’études mais des « utilités » au sortir du collège (p. 34). Pour l’auteur la question à laquelle doivent s’affronter les politiques scolaires n’est plus celle, habituelle mais désuète, de la gestion du cheminement des élèves (et donc, comprend le lecteur, des inégalités entre les parcours), mais de la détermination des contenus d’enseignement. Entre les deux préoccupations il faut choisir, car elles « s’excluent l’une l’autre » (p. 6), et choisir la seconde représenterait rien moins qu’une « révolution ». Si Roger-François Gauthier a certainement raison de souligner l’importance d’affronter sérieusement aujourd’hui la question des contenus, identifier sa démarche à une révolution peut paraître un peu décalé : son propos ne rejoint-il pas, assez banalement, la thématique du socle qui émerge dans les années 1990 et sera reprise par la Ligue de l’enseignement dans la période suivante, thématique qui substitue au souci de la lutte contre l’échec la préoccupation de la formation des « échoués » ?

Démocratisation : de quoi parle-t-on ?

À l’intérieur comme à l’extérieur du CSP, les attentes des partisans d’une école démocratique à l’égard du nouveau socle sont donc sensiblement différentes. Pour les uns il s’agit de corriger les défauts les plus criants apparus dans la mise en œuvre du socle Fillon, tout en conservant sa vocation : à leurs yeux, le socle acte à la fois l’irréductibilité de l’échec scolaire et le souci démocratique de ne pas abandonner ses victimes à leur destin d’échoués. Pour les autres l’échec n’est pas une fatalité, le socle s’adresse à tout le monde, et il marque une étape dans un parcours qui doit avoir une suite ; en accepter le principe est l’occasion de revisiter à nouveaux frais la question des contenus d’enseignement.

Les uns et les autres se réclament tout aussi bien de la lutte contre l’échec scolaire et de la démocratisation de l’école. Ainsi Claire Krepper, pour l’UNSA, attend d’un « socle lisible, cohérent, opérationnel », qu’il permette de sortir de cette situation « qui nous vaut 150 000 sorties sans diplôme par an et la palme du système le plus injuste socialement en Europe ». Si elle n’explique pas vraiment comment le socle va réduire l’injustice scolaire, on peut légitimement supposer que le raisonnement qui est à l’œuvre ici est analogue à celui que Philippe Perrenoud expose longuement dans son ouvrage de 1997 (Construire l’école des compétences), lorsqu’il souligne combien la formation des compétences à l’école du socle est au cœur de la lutte contre l’échec et pour la démocratisation scolaire puisqu’elle consiste à préparer les classes populaires aux réquisits de leur situation professionnelle et aux besoins de leur vie quotidienne. Cette thématique est reprise en 2011 (Quand l’école prétend préparer à la vie). Si les programmes scolaires restent trop exclusivement finalisés par la poursuite d’études dont les plus longues ne concernent en fait qu’une minorité privilégiée, expose Perrenoud, ceux qui passeront à côté des savoirs ne bénéficieront pas non plus de la préparation à la vie à laquelle ils ont droit.

Cette argumentation qui promeut l’école du socle comme solution démocratique à l’injustice scolaire s’étaye d’un présupposé qui n’est jamais explicité comme tel (resterait-il politiquement incorrect ?), et selon lequel une formation de masse de haut niveau est impossible, comme l’expérience des quatre dernières décennies semble en témoigner. L’opposition actuelle entre ceux « qui ont de la facilité » et ceux qui ne pourraient aller ni plus vite, ni plus loin, et avec lesquels il convient de « ne pas mettre la barre trop haut », pour reprendre les termes de Perrenoud, serait indépassable.

Si l’on admet ce postulat, alors ceux qui en tiennent pour le maintien de contenus scolaires ambitieux sont nécessairement partisans du statu quo et de l’élitisme scolaire. Ainsi, pour Perrenoud, on aurait deux conceptions de l’école, celle qui la voue à la formation des élites, et celle qui veut faire sa place à la préparation à la vie ; et leur opposition relèverait d’un « véritable conflit de classe ». Le rapport des forces pèserait en faveur de la première, au détriment des classes populaires et de la démocratie (l’affirmation ne manque pas de surprendre, alors que les forces sociales dominantes ont précisément imposé l’école du socle). Quoiqu’il en soit, et c’est là l’affirmation que Roger-François Gauthier reprend à son compte dans son dernier ouvrage, le « conflit ne porte pas seulement sur l’inégalité sociale devant la réussite scolaire et la sélection, mais qu’il se joue d’abord dans la définition de ce qu’il faut enseigner et exiger, bref de la culture scolaire ». Et, sur cette base, les partisans du socle n’hésiteront pas, le cas échéant, à traiter de réactionnaires ceux qui en tiennent pour une conception forte des savoirs scolaires.

Cette mise en scène du « conflit de classe » autour de la question scolaire occulte la seule question qui vaille : l’échec de masse est-il vraiment irréductible ? Et elle s’efforce de disqualifier, du même coup, l’autre conception de la démocratisation : celle qui prend au sérieux le postulat de l’éducabilité universelle, refuse de considérer comme inéluctable le taux d’échec qui accompagne toute l’histoire de l’école unique, et peut mobiliser en ce sens l’apport d’une argumentation empiriquement étayée [9].

Pour cette conception-ci, la scolarisation de masse ne s’oppose pas par nature à une conception forte des contenus. L’école démocratique est celle qui garantit un partage des savoirs de haut niveau. Il s’agit là d’un objectif difficile mais réaliste, et parfaitement en phase, qui plus est, tant avec les attentes de la population (neuf familles sur dix, dans tous les milieux sociaux, entendent que leurs enfants accèdent à l’enseignement supérieur), qu’avec les exigences du développement social : seule une population massivement instruite pourra s’affronter démocratiquement aux enjeux de l’avenir.

Cette vision ambitieuse de l’école démocratique est le bien commun de ceux qui ne sauraient voir dans le socle qu’un moment du parcours de chaque élève et lui conçoivent des contenus exigeants. Ceux-là sont aussi et logiquement partisans de porter la scolarité obligatoire à 18 ans et regrettent que le projet du CSP n’aille pas jusque-là.

Celui-ci se cantonne à l’horizon du collège et de « l’école fondamentale ». Dans cette limite, et en supposant que toutes ses potentialités démocratiques se réalisent, peut-on imaginer que sa mise en œuvre jettera enfin les fondements d’une école démocratique ?

Toute réflexion sérieuse sur ce point se doit logiquement de partir d’une analyse des obstacles que les fonctionnements actuels de l’école opposent à sa démocratisation. C’est à ce prix seulement qu’on peut rendre raison de l’efficace attendue d’une réforme : est-elle ou non de nature à permettre de surmonter ces obstacles ? On peut sans doute regretter qu’une fois de plus l’exigence logique de cette démarche ne paraisse guère préoccuper les protagonistes du débat qui vient de s’ouvrir. L’influence du modèle normatif du discours de politique scolaire et pédagogique, qui décrète le bien et le mal sans s’embarrasser d’étayage empirique, et avance de nouvelles préconisations sans jamais évaluer les effets des préconisations précédentes, semble rester particulièrement prégnante…

Transmettre une « culture commune »

Dès son prologue, le projet du CSP pose clairement l’objectif central du nouveau socle : donner aux élèves la « culture commune » dont ils auront besoin, les uns autant que les autres, pour la suite de leur parcours scolaire et existentiel. Cet emprunt terminologique à la FSU, qui s’en félicite, marque le refus d’identifier deux catégories d’élèves et la volonté de définir le socle comme le cadre général de programmes destinés aussi bien à ceux qui vont continuer que les autres, tous devant pouvoir poursuivre leurs études une fois dotés de cet acquis fondamental.

L’intention ne souffre pas d’ambiguïté. Mais si proclamer l’unicité des programmes est le préalable indispensable d’une politique visant à la transmission d’une culture commune, d’autres conditions sont nécessaires pour en assurer la réussite. Le collège unique d’avant le socle Fillon n’a jamais été vraiment le même pour tous ; et l’instauration du socle de 2006 est précisément venu officialiser ce qui restait factuel jusque-là : l’existence d’un flux d’élèves trop en échec pour poursuivre leur scolarité.

Qu’est-ce donc qui, dans le projet de nouveau socle, permettrait une appropriation effective des mêmes programmes par tous les élèves ? Pour les promoteurs historiques du principe d’une culture commune, c’est le contenu même de cette dernière qui détient la clé de la réponse. La culture scolaire deviendrait un bien commun dès lors qu’elle s’ouvrirait à l’expérience et aux cultures de tous les élèves, à commencer bien sûr par ceux qui sont issus des classes populaires. La façon dont les initiateurs de la notion de « culture commune » ont réagi à la publication du projet du CSP montre que leur conception sur ce point n’a pas varié. Ainsi Marine Roussillon souligne que « faire du commun » passe par des contenus qui ne produisent pas l’exclusion ; Hélène Romian oppose la mise en commun des cultures de tous à l’imposition de la culture de l’élite et propose de « partir des cultures des jeunes » ; Denis Paget s’inquiète de savoir si on va faire assez pour l’intégration culturelle de tous les élèves [10].

On retrouve ici une thématique pédagogique ancienne : l’échec scolaire serait le fait d’élèves qui ne se retrouvent pas dans les contenus proposés par l’école, et n’ont pas non plus hérité dans leur famille d’un penchant irrépressible à se les approprier à n’importe quelle condition. Présidant en 1971 la commission de réforme de l’enseignement du français à l’école élémentaire, Hélène Romian, déjà, estimait que la confrontation aux savoirs abstraits et aux textes littéraires devait être épargnée aux enfants des milieux populaires qui y étaient mal préparés. Et cette conviction de la nécessité de ne pas faire rupture avec la culture familiale des élèves, afin de ne pas précipiter l’échec de leurs apprentissages, a joué un rôle crucial au cœur de la grande entreprise de rénovation pédagogique des années 1970.

Certes l’expérience historique invite à quelque prudence en la matière. Considérer l’ouverture de l’école sur la vie et la culture de ses publics en difficulté comme la clé de la réussite scolaire est une vieille chimère. Les éléments de connaissance et de culture auxquels il s’agit de s’ouvrir ne sauraient être abordés dans l’institution scolaire que dans le cadre d’une approche disciplinaire, scientifique et/ou réflexive. Le discours de l’école ne saurait être celui de l’adhérence et du fidéisme : sauf à contrevenir à sa vocation propre, il sera nécessairement celui de la mise à distance et de la réflexion instruite.

S’il est donc effectivement souhaitable que l’école n’ignore pas des champs et des objets culturels dans lesquels les publics populaires, de telle ou telle origine nationale ou religieuse, pourront se reconnaître, elle ne peut le faire n’importe comment. Choisir l’objet d’étude est une chose : en permettre une approche instruite est l’essentiel. Et de fait nos trois auteurs prennent un soin peut-être plus insistant aujourd’hui à souligner combien l’école doit être du côté de la connaissance rationnelle. Marine Roussillon évoque la nécessité d’établir « une relation critique aux savoirs » ; Hélène Romian souhaite que les cultures des jeunes soient « observées avec esprit scientifique et critique » ; Denis Paget déclare se défier des « préventions à l’égard des apprentissages strictement disciplinaires ». Ils n’abordent pas pour autant la question des conditions auxquelles ces « apprentissages strictement disciplinaires » pourraient être demain mieux réussis qu’aujourd’hui, et s’en tiennent à celle qui consiste à proposer des objets culturels plus motivants pour les élèves. Cela pourtant ne suffit guère : on ne peut plus ignorer, insistons-y, que le psychologisme de la motivation qui hante depuis quatre décennies les entreprises de « lutte contre l’échec scolaire » a peu de chances, pour ne pas dire aucune, de constituer un axe fort d’éradication de l’échec scolaire.

Se défier des « fondamentaux » ?

La culture commune contre les « fondamentaux » ?

Il est illusoire, en réalité, de plaider pour quelque « culture commune » que ce soit sans se préoccuper au premier chef de la réussite des apprentissages élémentaires : seuls des changements très importants à cet égard pourront assurer une appropriation effectivement commune des contenus scolaires, a fortiori si l’on en défend une conception ambitieuse.

Les diatribes des partisans de la culture commune à l’encontre des fameux « fondamentaux » paraissent de ce point de vue pour le moins inappropriées. N’y a-t-il pas mieux à faire que de s’en prendre à l’importance que le socle Fillon leur accorde [11] ?

On conviendra certes volontiers que, de Thiers à Darcos, les responsables politiques les moins suspects de militer pour une véritable démocratisation de l’école se sont prononcés pour leur acquisition, dans une perspective qu’ils entendaient particulièrement réductrice. Ainsi dès 1850, dans un discours s’opposant violemment à l’éducation des ouvriers, Adolphe Thiers déclarait : « Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre ; quant au reste, cela est superflu ». Et il est tout aussi vrai que sous la pression d’un large public, soulignée lors du grand débat de 2004 présidé par Claude Thélot, Fillon, de Robien, Darcos se montreront soucieux des apprentissages du lire-écrire-compter, tout en s’attachant parallèlement à consolider les structures d’une école à deux vitesses.

Plutôt cependant que de se crisper sur cette conception de la scolarisation des classes populaires, et de rejeter l’enfant avec l’eau du bain, il vaudrait mieux prendre l’objectif des fondamentaux au pied de la lettre. Trois raisons au moins plaident ici en faveur de l’intelligence politique.

Trois raisons

Rien n’interdit, tout d’abord, de considérer les fondamentaux pour ce qu’ils sont : les savoirs et savoir faire dont la maîtrise est indispensable, à l’entrée dans la culture écrite, à qui veut poursuivre son parcours. On peut discuter des modalités de leur apprentissage, interroger les énoncés proposés à l’apprenti lecteur, ou souligner que l’initiation aux mathématiques exige moins de savoir compter au sens de dénombrer que de comprendre l’organisation du système numérique. Il reste qu’aucune suite n’est possible sans une appropriation correcte de ces fondamentaux. Mieux : leur appropriation effective s’accompagne inévitablement d’une poursuite d’études. Certes, du temps de Thiers, il était tout à fait concevable de réduire l’éducation populaire à l’acquisition de ces fondamentaux. Ce n’est plus, aujourd’hui, qu’utopie de dominant.

Toutes les données statistiques montrent en effet, et c’est une seconde raison de défendre les « fondamentaux », que dans les classes populaires la réussite des apprentissages élémentaires encourage systématiquement la réalisation d’études longues, conformément au souhait ultra majoritaire des familles. Un « socle commun réduit aux fondamentaux » a donc autant de sens qu’un logarithme jaune : la question du socle ne se pose qu’en raison précisément de l’échec massif de leur transmission. Et une appropriation satisfaisante des fondamentaux ne fait pas qu’encourager à la poursuite d’étude, elle assure la qualité du parcours ultérieur : quand ils font partie du meilleur quartile des entrants en 6ème les enfants d’ouvriers réalisent ensuite des parcours assez proches de ceux des enfants de cadres qui, eux aussi, ont réussi leur entrée initiale dans la culture écrite.

À l’inverse, et c’est la troisième raison d’assumer l’exigence d’une bonne appropriation des fondamentaux, le ratage des apprentissages élémentaires est bien le cœur de la question scolaire et la source essentielle de l’inégalité des parcours. Dû dans 90 % des cas à un échec en lecture, le redoublement du CP affecte prioritairement les enfants d’ouvriers et d’employés, et laisse très peu de chances à une scolarité correcte. Indépendamment de la pratique du redoublement, qui s’est sensiblement réduite, les écarts culturels et cognitifs moyens entre les enfants d’ouvriers et les enfants de cadres sont multipliés par deux entre l’entrée au CP et la sortie du CM2. Les élèves issus des classes populaires forment ainsi le gros du quartile des moins bons entrants en 6ème, dont le destin ultérieur est quasiment scellé. Et cela vaut aussi bien pour les enfants de cadres qui se retrouvent dans ce quartile, tant est décisive… l’acquisition des fondamentaux.

Des amis du peuple contre les fondamentaux

Aucune démocratisation scolaire significative n’est envisageable sans que soient résolues les difficultés actuelles rencontrées dans l’acquisition des fondamentaux. Cela devrait tomber sous le sens. Faire l’impasse sur ce problème, c’est renoncer d’avance à changer réellement l’école. Et vice versa, ce dont le constat est facile à faire : ceux qui, à gauche, ont choisi de gérer les inégalités plutôt que de les affronter contournent systématiquement la question. Le PS avait beau indiquer dans son programme de 2012 vouloir donner la priorité à l’enseignement primaire, il parlait de postes à donner mais se gardait bien d’ouvrir le dossier de la conduite des apprentissages et de son efficacité. Deux ans après, Terra Nova, son « Think Tank », revient aux amours anciennes : la faute au collège, plus précisément au « manque de progressivité » et au « défaut de cohérence » entre primaire et collège. Quant à l’efficacité des apprentissages élémentaires… L’UNSA préfère pour sa part regarder du côté de la formation des compétences.

Roger-François Gauthier, qui lui aussi se prononce pour le bien du peuple tout en refusant d’affronter clairement la question des inégalités, condamne fermement ce qu’il appelle « l’idéologie des fondamentaux ». Écoutons-le : « (…) ‘lire, écrire, compter’. Pourquoi pas ‘parler’ par exemple ? Pourquoi pas ‘apprendre à vivre avec autrui’ ? N’est-ce pas capital ? Urgent ? Chacun sait qu’un atout décisif pour toute la scolarité est la richesse du vocabulaire et l’aisance dans l’expression orale, d’abord à l’entrée du CP puis à l’entrée au collège, parce que cette richesse est un facteur de réussite pour les autres apprentissages. Rappelons aussi que dans les études supérieures, les grandes discriminations élitistes se font non sur des écrits, mais sur des oraux, que les initiés appellent ‘grands’ » [12].

On s’étonne qu’un inspecteur général de l’éducation nationale puisse ignorer à ce point que l’institution scolaire n’a pas de sens si elle n’assure pas l’entrée dans la culture écrite (même si elle se charge d’autres missions) ; et qu’il puisse méconnaître à ce point la réalité des processus linguistiques et le fait que l’enrichissement du vocabulaire, la qualité de l’oral, a fortiori le beau langage requis dans les ‘grands oraux’ des concours, supposent une fréquentation assidue de la langue écrite. On entend ici comme un écho d’une observation de Philippe Perrenoud qui, s’en prenant à ceux qui « continuent à privilégier un savoir sur la langue qui relève de la culture plus que la maîtrise pratique, quand bien même les travaux de recherche permettent de douter que la maîtrise théorique de la syntaxe soit aussi indispensable qu’on l’imaginait pour produire des énoncés intelligibles et communiquer avec autrui », regrette que l’on ait encore affaire à « un enseignement de la langue comme objet de connaissance abstraite » et pas seulement à « une éducation à la communication langagière et à ses codes » [13]. Voilà un autre grand lettré qui estime que la communication orale est bien suffisante pour les gens du peuple qu’il faut « préparer à la vie »…

Non, décidément : le haro sur les « fondamentaux » n’a pas sa place chez les partisans d’une véritable démocratisation de l’accès aux savoirs élaborés. Il reste à espérer que le débat sur les programmes de l’école élémentaire n’esquivera pas la question une fois de plus.

Sur la hiérarchie des disciplines

De la hiérarchie à l’ordonnancement didactique des disciplines

Là où le socle Fillon faisait la part belle à l’apprentissage du français et des maths, disciplines gratifiées chacune d’un des sept « piliers » de la sagesse scolaire, le projet de réforme des contenus proposés par le CSP distribue ces derniers en cinq « domaines de formation ». Toutes les disciplines doivent apporter leur contribution propre à chacun de ces domaines. Elles sont ainsi posées sur un pied d’égalité, et celles qui n’étaient pas mises en exergue dans le socle de 2006 se réjouissent du changement.

La hiérarchisation des disciplines est contestable à plusieurs égards. Elle peut en effet fragiliser l’existence de disciplines mises en position subalterne, et au bout du compte conduire à leur exclusion du curriculum. Elle peut à l’inverse servir à imposer telle discipline pour des raisons qui ne sont en rien éducatives, s’agissant par exemple de telle langue étrangère rendue quasi obligatoire au détriment de toutes les autres. Et l’on sait bien les absurdités pédagogiques auxquelles conduit aujourd’hui la survalorisation de certaines disciplines, dont le rôle est sélectif autant que formatif. Ainsi de la fonction attribuée aux mathématiques, qui draine vers le bac S les meilleurs littéraires, et détermine l’accès aux grandes écoles de jeunes gens qui se précipiteront ensuite massivement vers des emplois où les mathématiques ne sont en rien qualifiantes, tout cela pendant que l’enseignement universitaire des mathématiques se voit déserté…

La critique de cette hiérarchisation-là, au ressort essentiellement social et politique, ne saurait être étendue sans dommages à la dimension proprement didactique des relations entre les disciplines. Dans l’ordre des savoirs, qu’une bonne culture mathématique soit une condition de l’appropriation d’un ensemble de connaissances scientifiques ne saurait guère être remis en cause. Comme ne saurait l’être le fait qu’une maîtrise suffisante de la langue écrite est indispensable s’agissant d’accéder à tous les autres champs de la connaissance élaborée.

L’élaboration d’un curriculum de culture commune quelque peu ambitieux, et qui doit former la capacité à poursuivre le parcours d’étude et de formation, se doit donc d’être attentif à ce qu’on pourrait appeler l’ordonnancement didactique des disciplines. Cette exigence n’apparaît pourtant guère dans le projet du CSP, qui mélange par exemple dans le domaine des « langages pour penser et communiquer » des objectifs effectivement didactiques, soulignés à propos de la maîtrise de la langue française et des langages scientifiques, et des objectifs répondant davantage à des exigences sociales, telles la communication orale, la pratique de langues étrangères ou la lecture des plans du métro. Le risque de cette « égalisation » est évidemment d’ouvrir la porte à des processus de substitution d’objectifs en fonction des publics d’élèves, et à un retour par là-même aux curricula différenciés du socle Fillon.

Formation des compétences et appropriation des disciplines

Ce risque est d’autant moins illusoire que le projet du CSP réintroduit sans ambages la langue de bois des compétences « générales », transdisciplinaires (au hasard du texte : acquérir la capacité de coopérer et de réaliser des projets, d’organiser son travail, développer la sensibilité et la confiance en soi et le respect des autres, développer le jugement, se poser des questions et chercher des réponses, expliquer, démontrer, argumenter, etc.). Or ces compétences perdent tout sens à être coupées d’un champ d’activité déterminé. La curiosité intellectuelle, les facultés de jugement et de réflexion critique, l’autonomie dans le travail de la pensée s’acquièrent dans l’appropriation, la pratique et l’approfondissement des disciplines. La maîtrise des savoirs contribue largement encore à la confiance en soi et au respect des autres. La compréhension de ces « autres », de leurs différences et de la logique de leurs comportements est certainement plus efficace que toutes les exhortations et les cours d’éducation morale et civique. La formation de l’esprit critique est une préoccupation récurrente des pédagogues, éducateurs, philosophes de l’éducation : comment pense-t-on l’assurer, sinon par le développement de la connaissance objective, l’apport des disciplines, la familiarisation avec leurs débats internes et les conditions de la production des savoirs ?

À l’encontre des considérations banales et imprécises sur les compétences générales il faut rappeler avec Astolfi qu’un enseignement de qualité ne saurait avoir d’autre ambition que d’introduire les élèves aux disciplines, qui seules ont développé et développent des savoirs « dignes de ce nom » [14], et forment les compétences qui vont avec. Le projet du CSP n’aurait pu mieux marquer sa différence avec le socle Fillon qu’en étant clair sur ce point [15].

Le projet soutient il est vrai la nécessité de « dépasser l’opposition artificielle parfois entretenue entre connaissances et compétences ». L’on ne peut que se réjouir de cette prise de position, que le GRDS a pour sa part toujours défendue. Elle est tout à fait essentielle face à l’abondante littérature nationale et internationale qui, s’agissant de définir le bagage minimum de sortie de l’école, prône la substitution de la formation de compétences à l’acquisition des savoirs. Pour justifier son propos, cette littérature tend à réduire les savoirs à de simples informations dont il conviendrait de limiter l’accumulation et la mémorisation. Si l’on se refuse à l’inverse à opposer savoirs et compétences, il importe de rappeler que le savoir n’est pas réductible à une liste d’énoncés porteurs de vérités, et que l’appropriation d’une discipline suppose la compréhension du point de vue sous lequel elle interroge ses objets, de ses modes de raisonnement, de la portée et des limites de ses résultats, de l’évolution historique des problématiques dominantes : s’expliquer sur ce point est décisif pour poser correctement la question des compétences, dont la formation et l’élargissement dépendent au premier chef de l’approfondissement des savoirs disciplinaires [16].

L’exigence première d’une bonne appropriation des bases des disciplines s’impose d’autant plus que l’on souhaite que tous les élèves puissent poursuivre leurs études au-delà du collège. Une fois cette exigence posée, il reste bien sûr à mettre en discussion les contenus disciplinaires avec les enseignants concernés, les questions à débattre portant à la fois sur les modalités d’apprentissage les plus susceptibles de favoriser la poursuite d’études, les plus susceptibles donc d’éviter de réduire l’enseignement à une simple transmission informative de connaissances acquises (par exemple : l’enseignement de l’histoire doit-il viser à transmettre telles connaissances utiles au futur citoyen ou à introduire les élèves à l’intelligibilité des processus historiques ?) ; et portant sur les objets à traiter selon ces modalités d’apprentissage (par exemple : quelle place les programmes d’histoire doivent-il accorder à la connaissance des grandes religions ?). Il reste également à concevoir une organisation des relations adultes/élèves, des formes de coopération entre les élèves et des conditions du travail intellectuel qui permettent tout à la fois de restaurer le plaisir d’apprendre comme principe structurant de l’activité scolaire, et de contribuer au développement de l’esprit civique et du respect d’autrui.

Pour rompre avec la logique de l’école unique

Comparé au socle Fillon, le projet du CSP va incontestablement dans le sens d’une école plus démocratique, par son rejet du principe d’une école à deux vitesses, son affirmation d’un collège ouvert sur la poursuite d’études (qui rompt donc avec la critique récurrente d’un collège antichambre du lycée), sa proposition de contenus d’enseignement plus ambitieux qui devraient être structurés par l’apport des disciplines.

Ces éléments sont-ils pour autant susceptibles d’assurer une véritable démocratisation scolaire ? En admettant, ce qui n’est pas acquis, que le travail engagé sur les programmes permette d’en réaliser toutes les potentialités, suffiraient-ils pour réduire significativement les inégalités d’aujourd’hui ?

On peut en douter. Ces inégalités sont inhérentes, comme nous nous sommes attachés à le montrer par ailleurs, tant à la logique même de l’école unique, et au premier chef à la mise en concurrence des élèves, qu’au recours à des dispositifs pédagogiques peu efficaces [17]. Or le projet du CSP n’affronte aucun de ces deux obstacles à une véritable démocratisation.

La culture commune n’est pas seulement affaire de contenus d’enseignement

La mise en concurrence est le fait de l’instauration, par le décret Berthoin de 1959, d’une évaluation systématique des élèves, sanctionnée par les notes, le classement, et, en conséquence du classement, l’orientation vers des niveaux et des filières de sortie inégalement valorisés. Elle favorise inévitablement par elle-même la reproduction sociale, les élèves mis en concurrence arrivant à l’école dotés de ressources culturelles inégales. Elle favorise tout aussi bien la distribution inégale des ressources financières, humaines, pédagogiques même, de l’institution, ainsi dominée par la règle du donner plus à ceux qui ont plus. Enfin, et peut-être surtout, elle incite inéluctablement les enseignants à régler les difficultés d’apprentissage au moyen des ressources institutionnelles à leur disposition (la mauvaise note, le redoublement, l’affectation aux classes de faible niveau, l’orientation) au lieu de s’en tenir aux ressources de la pédagogie et de l’échange intellectuel.

En conservant le principe de l’évaluation classante, et en maintenant ouverte la possibilité d’éliminer les élèves en difficulté à l’issue du collège, le projet du CSP préserve la logique de l’école unique, qui accueille tous les enfants, les met en concurrence et les élimine progressivement. La seule façon d’échapper à cette logique anti-démocratique est de lui substituer la logique du tronc commun, celle d’une école qui accueille tous les élèves et sait d’emblée qu’il lui faut tous les conduire, après s’être appropriés la même culture commune, au même point d’arrivée, qui ne peut être aujourd’hui que la fin du secondaire (85% des élèves poursuivent d’ores et déjà leur cursus jusqu’à 18 ans).

Dans cette logique du tronc commun, toute possibilité de sanctionner les difficultés intellectuelles par des moyens institutionnels et extra pédagogiques est supprimée. En revanche, les enseignants doivent disposer des ressources en formation initiale et continue, en temps et en liberté d’expérimentation et de concertation, susceptibles de leur permettre de répondre aux exigences de cette nouvelle logique, en conduisant les apprentissages de façon beaucoup plus efficace.

Pas plus qu’il ne s’attaque au principe de la mise en concurrence des élèves, le projet du CSP ne réfère clairement à l’exigence d’une amélioration massive de la réussite des apprentissages, et à ce qu’elle présuppose, l’examen critique des dispositifs pédagogiques existants, des contenus de la formation des enseignants, de l’organisation de l’enseignement élémentaire, où l’essentiel de l’échec scolaire prend sa source, et notamment du principe de la polyvalence des maîtres.

Pour qui a l’ambition de transmettre une culture véritablement « commune » aux jeunes générations, ce sont pourtant là des questions incontournables.


[1] J’évoque ici succinctement les conditions de l’émergence de la question du socle, en renvoyant pour une analyse plus développée et pour les références bibliographiques à un texte précédent, Que faire avec le socle et les compétences ?, www.democratisation-scolaire.fr, 2013.

[2] Sur l’épisode du rapport du Collège de France, voir la thèse de Pierre Clément, Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire, Université de Picardie, 2013, et Jean-Pierre Terrail, article cité.

[3] Voir José Tovar, Genèse du projet du PS pour l’éducation. De l’appel de la Ligue de l’enseignement en 2000 à l’Appel de Bobigny en 2010, www.democratisation-scolaire.fr.

[4] Terra nova, Pour une école commune du CP à la 3ème. Un pas supplémentaire vers la démocratisation, mars 2014. L’ouvrage du GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, a été publié en 2012.

[5] Claire Krepper, « Les jeunes ont besoin d’engagements clairs », L’Humanité, 16 juin 2014.

[6] Voir Gérard Aschiéri, « Socle : continuité ou rupture ? », et Marine Roussillon, « Les programmes scolaires, un enjeu politique », Carnets rouges, n°1, sept. 2014.

[7] Denis Paget, « Connaissances, compétences et culture commune en débat », Carnets rouges, n°1, sept. 2014.

[8] Roger-François Gauthier, Ce que l’école devrait enseigner. Pour une révolution de la politique scolaire en France, Dunod, Paris, sept. 2014.

[9] Voir Jean-Pierre Terrail, Entrer dans l’écrit. Tous capables ?, La Dispute, Paris, 2013.

[10] Voir les contributions de ces auteurs à Carnets rouges, n°1, sept. 2014.

[11] On se reportera notamment à cet égard aux contributions déjà citées de Marine Roussillon et Gérard Aschiéri à Carnets rouges, n° 1, 2014.

[12] Roger-François Gauthier, Ce que l’école devrait enseigner, op. cité, pp. 45-46.

[13] Philippe Perrenoud, Quand l’école prétend préparer à la vie, ESF, Issy-les-Moulineaux
, 2011, p. 115.

[14] Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs, ESF, Issy-les-Moulineaux, 2008, rééd. 2010, p. 16.

[15] Denis Paget pointe à juste titre l’inconvénient de ne pas l’avoir fait lorsqu’il évoque sa crainte des préventions envers les apprentissages disciplinaires (Carnets rouges, n°1, article cité).

[16] J’évoque cette question in Jean-Pierre Terrail, La culture commune et la question des compétences, democratisation-scolaire.fr, 2012 ; et Que faire avec le « socle » et les « compétences » ?, democratisation-scolaire.fr, 2013.

[17] Voir GRDS, L’école commune. Propositions pour une refondation du système éducatif, op. cité.

Voir en ligne : http://www.democratisation-scolaire...